samedi 18 août 2007

De la pantomimie

Je ne saurais dire si ce fut le contact de mes lèvres ou encore celui de ma moustache dûment trimée sur son cou qui le fit sursauter (sans compter que le bon Dieu le sait et que le Diable s’en branle), mais Père eut un mouvement de recul redoublé d’un rictus dégoûté et triplé d’un petit cri d’effroi.

- Père?
- Pas de ça, fils. Pas ici.
- Pas de quoi?
- Pas de… Pas de…

Il commença alors à gesticuler, tentant manifestement de me communiquer ce qui le travaillait. Le regard vide que je lui lançai sembla toutefois le prendre au dépourvu, le poussant à redoubler d’ardeur. Je tentais de déchiffrer ce non-dit qui le faisait suer à grosses gouttes, sans succès.

- Sois plus clair, Père.

Comme il commençait visiblement à se fatiguer, je me dis que lui suggérer des voies de réponse écourteraient possiblement cette séance de pantomime.

- La mousson? La tour de Babel? Le cardinal Léger? La téléphonie sans fil? Les menus du midi?

Je voyais à sa réaction que je n’y étais pas. Je tentai donc quelques autres essais, sentant que je brûlais de plus en plus. Puis la réponse m’apparut comme une grande évidence, et mon air béat signifia à mon géniteur que j’avais compris, ce qui lui fit arrêter le spectacle, en nage qu’il était (papa, pas le spectacle).

- M’accuserais-tu de pédérastie, Père?

Buzz professionnel...

Je m'apprêtais à sapper le fond de tasse plutôt paisiblement et je sursautai lorsqu'un bruit sourd se fit entendre dans la pièce. Ma consultation était maintenant chose du passé. Je décelai sur le visage de mon [père-]professionnel une panoplie de dilemmes aussi profonds que la mer Caspienne:

- était-ce une consultation selon les normes de l'Ordre ?
- ai-je toujours surnommée "salope" pour qu'encore aujourd'hui résonne ce doux épitaphe ?
- quel est mon taux horaire pour les membres immédiats de la famille ?
- sommes-nous mardi ?
- sushi ou mexicain ?

Tandis que je me soulevai du divan avec mes 225 livres d'histoire familiale fraîchement déballés sous les aisselles, je ne pouvais retenir cette folle envie de l'embrasser dans le cou, comme le font les éleveurs de veaux avant de les engoufrer dans ce couloir étroit menant à l'abattoir.

- À bientôt, [psy-]'Pa [-de-mes-deux]

Les assoiffés s'en sont sortis

- ... ma femme! À qui je ne peux plus rien. Tu vois, ici je ne suis qu’un pantin, un épouvantable épouvantail taillé à même ma barbichette. On vient me voir comme une prescription rituelle, avant de prendre le thé. D’ailleurs, je suis assoiffé, il doit être 17h.

- Ça me rappelle cette fois où, après avoir passé plus de trois minutes en patins sous le soleil ardent des Ardennes, j’étais entré au pub pour boire encore et encore de cette eau si fraîche. Après plusieurs verres, j’avais envie de… boire encore, mais un doute s’est installé alors.

- Quel était ce doute?

- Bien je me suis demandé s’il était possible que je me noie par osmose.

- Je vois.

- Un trouble obsessionnel ou nutritif?

- Du lait ou du miel dans ton thé?

- All-dressed pour un takeout, thanks!

Mais maman n'a pas toujours été maman

C'est alors qu'il se pencha vers moi et que je remarquai sa fameuse tache de naissance. Celle dont mes voisins m'avaient longuement parlé lorsqu'ils évoquaient devant moi le souvenir de ce patriarche disparu, arraché à sa famille alors que l'armée le réquisitionnait pour aller amadouer les Malouines.

Tu parles d'une excuse.

J'admirais donc avec un certain attendrissement cette marque sur sa joue gauche, à peine dissimulée dans cette peau vieillie qui a vu tant de choses. Pas de doute c'était mon père. On a la même marque. Bon d'accord, la mienne n'est pas vraiment une tache, est située sur mon aine, s'apparente plus au bouton cutané qu'à autre chose et est apparue au tournant de ma jeune vingtaine, mais on ne s'arrêtera pas sur tous les détails, on arrivera à rien.

- Fils (dit-il, la larme à l'oeil, la lèvre supérieure branlante d'émotion. Ou bien il débutait un rhume, le fond de l'air est frais ici)

- Fils (donc), parle-moi de ta mère, cette douce femme que j'ai tant aimée. Elle doit...

- Cette vieille salope est morte.

- Quoi? Quoi? Mais... comment est-ce possible? Comment...

- Eh! On l'a incinérée il y a deux ans et quelques.... C'est ça qui l'a achevée je crois.

vendredi 17 août 2007

Mais, mamelles !

Le psychiatre se caressa la barbichette de la main droite et regarda par la fenêtre.

- Qy’y a-t-il, j’ai dit quelque chose de travers ?

- Bah, c’est seulement que, borf, arf... Une fois assis dans ce siège, tu vois, ils se mettent tous à parler de mamelles ! Je suis psychiatre, pas psychanalyste.

Les sourcils arqués, il reprit :

- Je suis heureux d'enfin te rencontrer, et j’ai attendu ce moment depuis que la guerre nous a séparés, alors que tu n'étais pas né. Mais l’idée que tu discutes des m-m-mamelles de cette femme que j’ai aimée, ta mère, grand dieu, fait de moi un père et un professionnel de la santé doublement consterné. Sache que bien que de profession libérale, je suis avant tout membre en règle du parti conservateur.

- …

- Nous avons toute une vie à rattraper, mon fils, je veux tout savoir, développer une belle complicité, mais… pas de ma-mel-leu !

- Mais, papa, comment fais-tu avec tes patients, mamelles, mamelles, ça doit sortir tout le temps !

- Pas ici, pas dans ce village. Nous ne sommes pas chez les républicains, ici, pas chez les rouges. Ici, les malades, heu, les patients, dis-je, m'exposent leurs… difficultés avec beaucoup de dignité.

- Mais, père, vous disiez que dans ce siège, tous ne parlent que de mamelles !

11.05.1963

Le psy a sans doute eu le temps de regretter ses paroles. Sitôt dit, je m’embarquai dans une logorrhée sans fin où je lui racontai dans les moindres détails, les moments forts de la poussée utérine puis pelvienne de ma mère avant que j’aboutisse, moi, petit bout de chair et d’os, prêt à vivre mon premier drame hospitalier. Submergé par le trop-plein d’émotions et d’efforts, sans doute, j’en oubliai mon cri primal et mon premier souffle.

Qu’à cela ne tienne, après un remue-ménage du personnel représentant les trois-quarts du collège des médecins, mes voies respiratoires furent dégagées et mes joues prirent une belle couleur rosée.

C’est ainsi que, les yeux tournés vers les mamelles de ma mère, je me permis mon premier sourire.

Naissance de l'exquise

Mes premiers jours ne furent pas vraiment vécus, ils me furent rapportés.

«Un bébé désirable je vous dis, toutes les mères auraient désiré d'un enfant aussi calme.»

Tombe bien, la mienne n'en a voulu que dalle. Un beau départ dans la vie, comme dirait l'autre.

Bref... On n'est pas ici pour ça, je voulais vous raconter que...

- Mais nous sommes ici exactement pour cela mon cher. Pour que vous me racontiez tout.

- Je déteste être vouvoyé.

- Raconte-moi alors. Toi qui accepte de me payer pour t'expliquer de quoi tu es fait, je n'ai même pas le plaisir de ton nom. Est-il si précieux, si personnel que tu ne peux le dévoiler, même à moi?